Le développement de logiciels est réalisé souvent en équipe. Cependant, il y a des défis lors de ce processus de cocréation. Avant l’université, on apprend à faire face à des contraintes logistiques : comment s’organiser en équipe, comment faire des rencontres, comment répartir le travail, planifier les tâches et les échéances, etc. Pourtant, la création collaborative de logiciels peut faire face à des défis sur le plan humain. Ce sujet a été discuté dans le livre Team Geek (2012), écrit par Brian W. Fitzpatrick (ancien employé de Google) et Ben Collins-Sussman (développeur fondateur du système de contrôle de version Subversion et employé de Google).
La demande pour le talent et pour la maîtrise des technologies de l’information est importante. Les technologies évoluent constamment, parfois à une vitesse effrénée qui peut rendre une technologie obsolète rapidement. Par conséquent, le temps investi pour maîtriser une technologie est très important à court et à long terme. Un exemple illustrant cela est le développement de code pour Flash . En 2011, la technologie Flash était déployée sur 50 % des pages Web (Boittiaux, 2016). À cause de la technologie HTML5, celle de Flash est maintenant désuète. Pourtant, beaucoup de développeurs Web et développeuses Web ont investi énormément pour posséder une expertise en Flash à l’époque de sa popularité. En moins de dix ans, ça ne valait plus rien de mentionner cette compétence sur un CV.
La bonne nouvelle est qu’une « technologie » ne changera jamais : le comportement humain. Donc, il est toujours rentable d’investir du temps pour mieux maîtriser cet aspect du développement. Les entreprises en technologies de l’information sont toujours à la recherche de développeurs et développeuses qui ont également des compétences générales (soft skills).
Fitzpatrick et Collins-Sussman (2012) abordent des problèmes dus aux tendances comportementales chez les développeurs et développeuses. Par exemple, une personne n’a pas toujours envie de montrer son code source aux autres membres de l’équipe pour plusieurs raisons :
- Son code n’est pas fini.
- Elle a peur d’être jugée.
- Elle a peur que quelqu’un vole son idée.
Dans tous ces cas, il s’agit d’insécurité, et c’est tout à fait normal. Par contre, ce genre de comportement augmente certains risques au cours du processus de développement :
- de faire des erreurs dans la conception initiale ;
- de « réinventer la roue » ;
- de terminer le travail plus tard que la concurrence, qui, elle, travaille équipe.
Fitzpatrick et Collins-Sussman (2012) le disent, et c’est un fait : si nous sommes, dans l’ensemble, à compétence égale sur le plan technique, ce qui fera la différence importante dans une carrière est notre habileté à collaborer avec les autres.
12.1 Humilité, respect, confiance (HRC)
L’humilité, le respect et la confiance (voir la figure 12.1) sont les qualités de base pour le bon travail en équipe. Souvenez-vous-en grâce au sigle HRC. Cette section présente ces aspects en détail.
12.1.1 Humilité
Voici la définition d’humilité selon Antidote :
Une personne humble pense ainsi (Fitzpatrick et Collins-Sussman, 2012) :
- Je ne suis pas le centre de l’univers.
- Je ne suis ni omnisciente ni infaillible.
- Je suis ouverte à m’améliorer.
Quelques exemples concrets de comportements reflétant la qualité d’humilité chez les développeurs ou développeuses :
- Les membres de l’équipe qui n’ont pas le niveau d’expertise requis pour un projet vont le reconnaître et vont même faire des efforts pour s’améliorer et se mettre à niveau. Par exemple, une personne avec un niveau débutant en JavaScript, Git, etc. va faire des exercices et/ou suivre des formations sur Internet pour s’améliorer.
- Les membres de l’équipe (même la ou le chef) qui ont pris une mauvaise décision (technique ou autre) vont l’avouer. Elles et ils savent que les autres ne sont pas là pour les attaquer (il y a du respect).
- Un ou une membre de l’équipe va travailler fort pour que son équipe réussisse.
- Un ou une membre de l’équipe qui reçoit une critique ne va pas la prendre personnellement. Il ou elle sait que la qualité de son code n’équivaut pas à son estime de soi (cela n’est pas toujours facile !)
12.1.2 Respect
Une personne démontrant du respect pense ainsi (Fitzpatrick et Collins-Sussman, 2012) :
- Je me soucie des gens avec qui je travaille.
- Je les traite comme des êtres humains.
- J’ai de l’estime pour leurs capacités et leurs réalisations.
12.1.3 Confiance
Une personne démontrant de la confiance pense ainsi (Fitzpatrick et Collins-Sussman, 2012) :
- Je crois que les autres membres de l’équipe font preuve de compétence et de bon jugement.
- Je suis à l’aise lorsque les autres (membres de l’équipe) prennent le volant, le cas échéant.
Le dernier point peut être extrêmement difficile si, par le passé, une personne (incompétente) à qui vous aviez délégué une tâche n’a pas répondu à vos attentes.
12.2 Redondance des compétences dans l’équipe (bus factor)
Pour qu’une équipe soit robuste, il faut une redondance des compétences. Sinon, la perte soudaine d’un ou d’une membre de l’équipe (pour une raison quelconque) peut engendrer de graves conséquences, voire l’arrêt du projet. Ce principe a été nommé bus factor en anglais, faisant référence au nombre de personnes clés dans votre équipe pouvant se faire renverser par un autobus pour arrêter le projet par manque de personnel bien informé ou compétent. Par exemple, dans un projet de stage, si c’est vous qui écrivez tout le code, alors c’est un bus factor de 1. Si vous n’êtes plus là, le projet s’arrête !
Un ou une membre de l’équipe peut s’absenter ou être moins disponible soudainement pour beaucoup de raisons. Par exemple, cette personne part en vacances, tombe malade, prend un congé parental, change d’emploi, abandonne le cours (contexte de projet universitaire), etc. Cherchez à répartir les responsabilités dans l’équipe afin d’avoir un bus factor d’au moins 2. Partagez des compétences pour maintenir une équipe robuste et polyvalente.
Vous pouvez également garder votre projet simple en réduisant les technologies, car chaque dimension technologique (langage, cadriciel, environnement) nécessite une compétence technique à cause des complexités et des dépendances. Il est important de garder la documentation de votre conception à jour, surtout les raisons pour lesquelles certains choix technologiques ont été faits. Si une personne a choisi un cadriciel, par exemple, mais qu’elle n’est plus là pour vous dire pourquoi, c’est une information perdue. L’automatisation des tests dans un processus de construction de logiciels (build process) à la devops (Chapitre 10) aide aussi, car l’équipe ne dépend pas d’une personne pour construire la solution, rouler les tests, etc. Les configurations devops et les tests sont en fait une forme de documentation. Toutes ces pratiques vont également faciliter l’intégration de nouvelles personnes dans l’équipe.
12.3 Mentorat
Pour des raisons pédagogiques (Oakley, Felder, Brent, et Elhajj, 2004), c’est l’enseignant ou l’enseignante qui décide la composition des équipes. Ça veut dire que, forcément, certaines personnes de l’équipe ont plus d’expérience et de facilité à faire certaines tâches que d’autres. Les équipes doivent composer avec cette diversité.
Selon Fitzpatrick et Collins-Sussman (2012) :
Si les personnes plus fortes n’aident pas les autres, elles risquent de les éloigner de l’équipe et de se retrouver seules sur le plan des contributions techniques. Voir la section sur la Redondance des compétences dans l’équipe (bus factor).
Encadrer un ou une membre de l’équipe au début du trimestre peut prendre beaucoup de temps. Mais, si la personne devient plus autonome, c’est un gain pour toute l’équipe. Cela augmente également le bus factor.
Voici quelques conseils pour le mentorat :
- avoir les compétences sur un plan technique ;
- être capable d’expliquer des choses à quelqu’un d’autre ;
- savoir évaluer le besoin de la personne à encadrer dans l’équipe, pour bien quantifier l’aide que vous allez lui fournir.
Le dernier point est important parce que, si vous donnez trop d’informations à la personne, elle peut vous ignorer plutôt que de vous dire gentiment qu’elle a compris (Fitzpatrick et Collins-Sussman, 2012). En plus, donner un faible niveau d’orientation ou de directives à une personne ayant déjà de l’expérience est plus efficace que donner une orientation explicite (Chen, Kalyuga, et Sweller, 2017 ; Oakley et Sejnowski, 2021). Un bon mentor ou une bonne mentore doit pouvoir estimer le niveau de la personne et lui donner l’aide appropriée, ce qui n’est pas toujours facile. Mais sachez que « moins est plus » dans certains cas.
12.4 Scénarios
Considérez les volets HRC lorsque vous vous trouvez dans une des situations suivantes (il s’agit de projets dans un contexte de cours, mais certains scénarios peuvent aussi arriver dans les équipes professionnelles) :
- Une personne dans l’équipe se trouve à être la seule à faire de la programmation.
- Elle ne fait plus confiance aux autres membres de l’équipe, car leur code est trop bogué.
- Elle n’a pas la patience pour accommoder les membres de l’équipe avec moins d’expérience.
- Elle croit que les autres auraient dû apprendre à mieux programmer dans les cours préalables.
- Une personne dans l’équipe dit qu’elle a « fait ses trois heures de contribution » chaque dimanche chez elle et que ça devrait suffire pour sa partie (elle a un emploi et n’a pas beaucoup de temps pour l’équipe du projet universitaire).
- Un ou deux membres d’une équipe abandonnent le cours après les évaluations de mi-trimestre, par crainte d’échouer à leur cours.
- Un ou une membre de l’équipe suit cinq ( !) cours en même temps et n’a pas le temps suffisant pour travailler correctement dans les laboratoires de cette matière.
- Plusieurs membres de l’équipe ont de l’expérience, mais ont de la difficulté à s’entendre sur l’orientation du projet.
- L’équipe n’est pas cohésive : chaque membre fait avancer sa partie, mais le code ne fonctionne pas ensemble.
Vous devez en parler avec votre équipe, avec humilité, respect et confiance. Si la situation ne s’améliore pas, vous devez en parler avec une personne ressource, comme votre superviseur ou votre superviseuse (en stage), les auxiliaires de laboratoire ou l’enseignant ou l’enseignante.
Des conseils pour mieux évaluer le travail de chaque membre dans l’équipe au laboratoire sont présentés dans la section Évaluer les contributions des membres de l’équipe.
12.5 Résumé
Le travail en équipe est essentiel pour une personne qui développe des logiciels. Le respect, l’humilité et la confiance (HRC) sont des notions importantes du comportement humain lorsqu’on travaille en équipe. Développer les compétences dans cette dimension (les soft skills) est un défi, mais l’investissement est payant à long terme. Ça vaut autant (voire plus) que les compétences dans des technologies qui risquent toujours d’être désuètes dans dix ans ou moins.